L'achat de la collection de Stefan Zweig
par Martin Bodmer

Un matin du mois de mars 1936, le déjà célèbre bibliophile zurichois Martin Bodmer reçoit par la poste un catalogue imprimé à Vienne, faisant état de la vente d’une collection extraordinaire de manuscrits autographes allemands. Alors que jusqu’ici il ne s’était pas intéressé aux manuscrits d’auteurs, mais surtout aux livres rares, il décide d’acquérir, à quelques exceptions près, la totalité des lots soigneusement décrits un par un dans la brochure.

La page de titre du catalogue fait simplement état d’une « célèbre collection d’autographes », mais Martin Bodmer connaît l’identité de celui qui souhaite ainsi se séparer discrètement d’un ensemble considéré alors comme l’un des plus importants au monde. Il s’agit de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui parlait de sa collection comme « plus digne de me survivre que mes propres œuvres » (Le Monde d’hier, 1942). Contraint de quitter l’Autriche devant la montée du nazisme et les menaces de pillage qui pesaient sur sa demeure, l’écrivain avait mandaté depuis Londres un libraire viennois, Heinrich Hinterberger, pour qu’il se charge de mener à bien la vente de ses précieux manuscrits.

Une correspondance étendue entre ce mandataire et Martin Bodmer a été récemment mise au jour dans les archives de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny. Leurs lettres, copies de lettres et télégrammes nous permettent de documenter, étape par étape, le transfert de la majorité de la collection des mains de Zweig à Bodmer, sans que les deux hommes aient jamais directement été en contact.

Il ressort de ces différentes pièces d’archives qu’en recevant ces manuscrits Martin Bodmer était conscient de devenir le dépositaire d’un ensemble unique, dont il s’évertuera dès le départ à conserver l’unité. A cet égard, six mois après cette première vente en bloc, le libraire Hinterberger lui adresse cette fois-ci une liste dactylographiée, établie et annotée à la main par Zweig, faisant état de 185 manuscrits écrits dans des langues autres que l’allemand (dont une grande majorité de pièces françaises). A l’évidence, ce second ensemble pouvait également intégrer son projet d’une bibliothèque de la Littérature mondiale. Là encore, Martin Bodmer se porta acquéreur de la quasi-totalité des lots proposés à la vente.

Ainsi se constitua le cœur de la collection des manuscrits autographes modernes aujourd’hui conservés à la Fondation Martin Bodmer. Il s’agit d’une véritable greffe, avec tout ce que cela suppose d’abandon d’une part, et d’adaptation de l’autre. La collection constituée par Zweig devint en effet le noyau à partir duquel se développa celle de Martin Bodmer : elle lui transmit sa vitalité, ses dynamiques et, si l’on veut y croire, son âme. Stefan Zweig considérait sa collection, sur laquelle il a beaucoup écrit, comme un « organisme vivant », qui continuerait de vivre tant qu’elle grandirait selon les lignes directrices qu’il s’était fixées.

A cet égard, Martin Bodmer sut également recueillir la science et le savoir-faire de Stefan Zweig en la matière – en conservant notamment les pochettes dans lesquelles était rangé chaque document et sur lesquelles figuraient diverses annotations et commentaires de la main de Zweig. Ainsi, sur les traces du maître, il continua l’œuvre dont il était devenu le dépositaire, sans jamais en trahir l’esprit : en trente-cinq ans de campagnes d’acquisition, Martin Bodmer tripla quasiment le nombre de manuscrits modernes en sa possession depuis cette vente inaugurale.

Marc A. Kolakowski
Université de Lausanne

 

 

Retour